Emaux & Histoire

généralités

Emaux moyenâgeux
Le terme émail, au singulier, suscite plus d'impressions tactiles que visuelles ; il évoque la dureté lisse de surfaces impénétrables aux corrosions, la netteté réfractaire d'une glaçure où le toucher ne saurait découvrir de faille. Mais que le pluriel en souligne les aspects, et les émaux brillent de tous leurs feux ; car les rayons de la lumière, sans entamer la virginité minérale de la matière, en pénètrent la substance et éveillent dans sa profondeur des gammes de vibrations colorées.

Capté par le réseau d'or du métal, leur jeu s'ordonne. Les couleurs opaques ou translucides tantôt s'unissent à la lumière en valeurs calmes, sur les plages paisibles de l'azur clair et du vert pré, tantôt l'absorbent dans les réverbérations nocturnes du cobalt, tantôt la ponctuent de jaune et de rouge, comme d'étoiles, de fleurs ou de flammes. L'émeraude coruscant répond au mystère des violets, à la majesté des pourpres et rivalise avec la fraîcheur des turquoises. L'ambre assourdit les clartés ; les gris cendre, les noirs les voilent d'ombres.

Sobre ou riche, la palette appuie ses nuances sur celles du métal. Mais sa surface dorée oppose à la lumière un obstacle infranchissable ; elle la reflète, la libère, donc, mais la fait rayonner, désormais voulue, unie ou divisée par l'outil et toujours chaude. La réverbération du four engendre ces harmonies colorées, en cristallise les vertus. Les visions se réfléchissent, éternisées, au miroir des émaux.

I - Les procédés

L'émail est un produit cristallin, mélange proportionné d'oxyde de plomb et de sable quartzeux se combinant en silicates avec une base, soude ou potasse, à l'aide de liants tels que la magnésie, le nitre et le salpêtre. Ce fondant transparent est coloré dans sa masse par des oxydes métalliques : cobalt pour le bleu ; cuivre à différents degrés d'oxydation pour le vert, le rouge, le noir et le turquoise ; argent pour le jaune ; antimoine et fer pour le brun ; étain pour le blanc ; manganèse pour les violets ; l'or enfin pour le rubis. Le plus ancien traité technique mentionnant l'émail, texte écrit en Basse-Saxe pendant la première moitié du XIIe siècle par le moine Théophile, et les travaux de Blaise de Vigenère au XVIe siècle confirment la permanence de cette palette toujours employée. Ces oxydes métalliques n'ont été analysés chimiquement et fabriqués par synthèse qu'au XIXe siècle. Auparavant, on les obtenait par des opérations successives d'affinage de minerais ou par des oxydations pragmatiques ; ils comportaient donc des impuretés. Objets d'un commerce intercontinental avant l'ère chrétienne, ils aboutissaient aux verreries et de là aux émailleurs. La température de fusion des émaux se situe entre 700 et 850 °C.

L'émaillage consiste à broyer en poudre les émaux et à les appliquer à la surface d'un support soit céramique, soit vitreux, soit métallique ; on ne considérera ici que l'émaillage sur métal : l'or, l'argent, le cuivre et ses alliages, voire le fer se trouvent ainsi revêtus d'un épiderme qui les protège, les colore, les embellit. On décèle l'existence d'émail à Chypre vers le XIVe siècle avant J.-C. et dans la Grèce mycénienne. Sa présence sporadique persiste dans les régions orientales du monde grec, en Scythie, puis dans le bassin oriental de la Méditerranée héllénistique, là où tôt prospérèrent des sociétés urbaines. Ces essais révèlent d'emblée ce que sera l'intention permanente de l'émailleur : rivalisant avec la nature géologique, mais la dépassant en quelque sorte, il colore le métal avec une pierre précieuse artificielle et ductile, le verre coloré.

On a préparé depuis lors le support métallique avec des procédés définissant trois catégories principales d'émaux : cloisonnés, champlevés, peints. Les deux premiers consistent à dresser sur la surface du métal un réseau de parois, destiné à maintenir le flux vitreux en place lors de la fusion de l'émail pulvérisé. Ces parois sont constituées par des rubans de métal posés de chant sur la surface où ils forment de minces cloisons, selon les lignes du dessin souhaité : c'est le «  cloisonné », ouvré de préférence dans l'or, l'argent et parfois le cuivre, dit aussi en français médiéval « de plique » ; si l'on dresse les cloisons d'or sur un noyau d'argile qui soutient provisoirement l'émail pendant la cuisson et ôté après refroidissement, on obtient, dans un réseau d'or des « émaux de plique à jour ». On peut, d'autre part, réserver des parois entre les cavités taillées en creux dans l'épaisseur d'une plaque métallique : c'est le «  champlevé », pratiqué généralement dans le cuivre, le bronze ou le laiton, où il est associé à des émaux opaques, plus rarement dans l'argent ou même l'or, avec des émaux translucides. On peut aussi développer le principe du champlevé, en taillant tout ou partie de plaques d'argent ou d'or pour ciseler en creux des compositions en un bas-relief subtil : ce sont les émaux « translucides de basse-taille ». Un autre procédé consiste à poser librement la poudre d'émail sur une surface lisse, la couvrant ainsi d'une glaçure continue ; si ces surfaces sont celles de figurines d'or repoussé, elles servent de support à l'« émail en ronde bosse » ; s'il s'agit de plaques planes ou convexes de grandes dimensions, le cuivre, plus robuste, plus malléable et moins coûteux, offre son soutien à l'émail posé par couches de valeurs différentes, opaques et translucides : c'est l'« émail peint ». Si enfin, sur une couche déjà cuite d'émail blanc, on pose des motifs avec des oxydes métalliques portés par un excipient fluide et volatil, on obtient des « miniatures en émail ». L'émail sur métal est en somme la plus résistante et la plus durable des peintures.

Depuis son apparition au milieu du IIe siècle avant notre ère, l'émaillerie a connu jusqu'à nos jours l'un, l'autre, ou la combinaison de plusieurs de ces procédés. Selon les époques, les aires de culture et les matériaux disponibles, selon le niveau de développement qu'atteignent la métallurgie, l'orfèvrerie et la toreutique, techniques solidaires mais distinctes de l'émaillerie, selon surtout l'intention esthétique de l'émailleur orientée par les souhaits du patron ou de la communauté cliente, cet art a pris des formes diverses et originales qui s'insèrent dans l'histoire à plusieurs reprises et pour des périodes d'inégale durée. Malgré la prédilection qu'ont montré pour lui l'Europe et l'Asie antérieure, on ne peut vraiment croire à des vocations de la terre ou des hommes qui suffiraient à en déterminer la permanence régionale. On constate plutôt que la production, toujours favorisée par un haut niveau de civilisation sédentaire et par une expansion économique propice, fut rythmée par des phases de prospérité qui ne dépassèrent pas un siècle et demi et dont l'apogée créative durait à peine le temps d'une ou deux générations.

II - l'antiquité celtique et Romaine

Calice d'Ardagh

Pendant l'âge du fer tardif, lors de la culture de La Tène III et IV, les émaux sur bronze champlevés connurent un développement important. Les artisans celtes étaient établis soit sur le continent, de la Moravie à la Gaule où les restes d'un atelier, détruit par César, ont été découverts lors de fouilles au mont Beuvray, l'ancienne Bibracte, soit dans les îles Britanniques, d'où leur renom parvint jusqu'à Philostrate, à la cour de l'empereur Sévère. L'écrivain grec publie, au début du IIIe siècle de notre ère, la première mention relative à des émaux sur métal : « On dit que les Barbares qui vivent sur l'Océan versent ces couleurs sur du bronze ardent et qu'elles y adhèrent, devenant aussi dures que des pierres et conservant les dessins qu'on y a faits. » Fibules, bossettes, disques et plaquettes ornaient en effet les parures et les harnachements, les plus anciens émaillés d'un rouge cire, les plus récents polychromes. Au contact de la civilisation romaine, cette émaillerie insulaire, protégée en Irlande contre les destructions anglo-saxonnes, atteignit un raffinement extrême par l'insertion de segments de verre millefiori ou l'inclusion de grilles métalliques dans la masse vitreuse en fusion (Calice d'Ardagh).

Le verre millefiori caractérise aussi la production provinciale de l'Empire romain, où, du IIe au IVe siècle, on fabrique à côté de plaques et de fibules des petits vases ronds ou prismatiques (New York, Metropolitan Museum), dans des ateliers situés surtout en Rhénanie, en Belgique et en Pannonie ; à Rome même, l'émaillerie n'a pas laissé de traces appréciables. Dans l'Europe des invasions, quelques trouvailles sporadiques attestent une survie pauvre de l'émaillage, autour de Toulouse, dans les Alpes orientales, en Germanie.

III - Les émaux byzantins sur or cloisonné. Leurs adaptations carolingiennes et ottoniennes (VIe-XIe siècle)

reliquaire de Sainte Radegonde à Poitiers

Une émaillerie raffinée, procédant du mode différent du cloisonné sur or, se développait à Constantinople et en des cités d'Asie Mineure. Là, l'émail va prendre dans l'orfèvrerie une place prépondérante qu'il ne perdra qu'à la fin du Moyen Âge ; il ornera, avec une richesse de coloris jusqu'ici inconnue, les objets du culte religieux et impérial. Les pièces antérieures à la crise iconoclaste (VIIIe-IXe siècle) sont conservées en nombre infime : elles ont subsisté loin de la capitale, en Gaule (reliquaire de sainte Radegonde à Poitiers), en Italie, en Syrie. Des bijoux, tels les bracelets de Salonique ou des plaques de vases précieux, suscitèrent l'émulation des orfèvres carolingiens qui les sertirent en remploi (aiguière de Saint-Maurice d'Agaune), puis les imitèrent en Gaule franque (reliure de l'évangéliaire de Metz, Paris, Bibliothèque nationale), en Aquitaine (reliquaire de Pépin à Conques), dans les Asturies (croix de la Victoire à Oviedo), en Lombardie (paliotto de Sant Ambrogio à Milan), à Rome avec un programme historié de style latin (croix du pape Pascal, Vatican).

À partir du milieu du Xe siècle à Byzance, pendant la Renaissance macédonienne, en Géorgie et dans la principauté de Kiev, l'émaillerie atteint une liberté picturale qui égale celle de l'enluminure (staurothèque faite à Constantinople entre 948 et 959, emportée par les croisés à Limbourg sur la Lahn en 1204) ; dans l'Empire ottonien apparaissent simultanément des ateliers mettant en œuvre les mêmes procédés d'exécution au service d'une esthétique voisine et dans des styles apparentés qu'explique la présence d'œuvres et d'artistes grecs à la cour des Otton, unis d'ailleurs à l'empereur byzantin par des relations matrimoniales. L'inspiration iconographique et la maîtrise des moyens font de l'émaillerie grecque l'émule de la peinture et de la mosaïque contemporaines (icônes de l'archange saint Michel à Venise, plaque des Wittelsbach à Munich). Les visions d'une réalité transcendante sont captées par la substance lumineuse des émaux, cristallisées dans les couleurs translucides et l'or d'un espace abstrait. Des motifs venus de l'Iran sassanide et omeyyade introduisent dans l'émaillerie byzantine la symétrie de leurs palmettes et de leur bestiaire héraldique.

Si les ateliers grecs semblent concentrés à Constantinople, leurs concurrents occidentaux sont dispersés de l'Allemagne à l'Italie, là où un patron princier ou ecclésiastique favorise l'établissement d'émailleurs par la fondation d'un trésor, ainsi Egbert à Trèves les abbesses d'Essen, Ramwold à Ratisbonne, saint Gauzlin à Toul, les princes ottoniens à Mayence, Aribert à Milan où une tradition indépendante explique une production originale. La vocation occidentale s'affirme déjà par l'association de reliefs repoussés aux variations chromatiques de l'émail.

Pendant les deux siècles suivants, les ouvrages grecs tendent à la schématisation : l'équilibre de la ligne et de la couleur est détruit au profit du rythme décoratif de silhouettes étirées verticalement et des surfaces striées de cloisons multiples. Les Grecs gardent cependant l'apanage de la qualité et de l'exemple : vers 1000, puis en 1105, Venise compose sa Pala d'oro à l'aide de plaques diverses provenant de Constantinople ; en 1070, l'abbé Didier du Mont-Cassin fait venir des émailleurs de Byzance pour réaliser l'autel de saint Benoît. Ainsi motifs, images, ornements, compositions imprègnent-ils d'un goût byzantin la production occidentale pendant le XIIe siècle. Dès cette époque, c'est aussi de Constantinople et de l'Iran que partent les modèles développés ensuite à Kiev, en Arménie transcaucasienne, et bien au-delà en Chine et au Japon où la technique cloisonnée sera adaptée au style et à l'imagerie de ces pays.

IV - L'émaillerie romane sur cuivre champlevé et le premier art gothique

"Urna" de Santo Domingo de Silos à Burgos

Au XIIe siècle en Occident, d'une part en Aquitaine et en Espagne du Nord, d'autre part dans la région rhéno-mosane, s'instaure un art différent qui incorpore à la technique du cuivre champlevé les diverses données de l'art roman en transposant des modèles byzantins, peut-être transmis par des essais faits en Italie du Nord (autel portatif de sainte Foy à Conques)  . Cet art emprunte aussi des motifs à l'Espagne naguère mauresque où, à la faveur des mouvements de reconquête, s'établissent des ateliers, liés d'abord à celui de Conques. Un style puissant et indépendant s'affirme à Silos vers 1170 (« urna » de Santo Domingo de Silos, à Burgos). L'effort requis par le champlevage, véritable sculpture en creux, s'inscrit avec une vigueur monumentale dans les grandes figures isolées sous des portiques. On ne connaît pas les sites de formation et d'activité de ces maîtres ; mais leur art ressortit à une commune culture occitanienne, suscitée et propagée dans le domaine dynastique des rois Plantagenêt, le duché d'Aquitaine élargi de la Normandie à la Castille par la Navarre ; ils ont laissé des œuvres majeures telles que l'effigie funéraire de Geoffroy Plantagenêt, comte d'Anjou, père d'Henri II (musée du Mans, vers 1165) et le frontal de San Miguel de Excelsis datable de 1180.

Nikolaus von Verdun (2e moitié du XIIe siècle), Retour des envoyés de Canaan, 1181. Émail champlevé et niellé sur cuivre doré, détail du retable de Verdun. Église conventuelle, Klosterneuburg (Basse-Autriche). Nikolaus von Verdun, dans la 2e moitié du XIIe siècle, révolutionne les canons de l'émaillerie : les normes romanes sont bouleversées, et le premier art gothique …

Fortement établis à Limoges dès 1170, ces artistes sont en liaison avec l'Espagne, mais ils développent une iconographie résolument locale (châsses de sainte Valérie à Londres et Saint-Pétersbourg). Avant 1190, ils élaborent un grand autel avec son ciborium, puis sept grandes châsses à Grandmont, maison de religieux réformés au nord de Limoges, où Henri II désire établir le panthéon de sa dynastie (châsse d'Ambazac). Émaillées dans des gammes de couleurs riches et vibrantes, les figures et les récits historiés se détachent sur des fonds d'or souvent animés d'une « arabesque » empruntée aux orfèvres hispano-mauresques et aux nielleurs byzantins ; les ornements transposent dans l'émail les orbes et la faune des soieries orientales.

Vers 1190, une vague de byzantinisme se reflète dans un nouveau style détendu, classicisant. Avant-coureur méridional de l'art gothique, il s'affirme par l'harmonie des figures d'or, ciselées sur un fond d'azur profond, constellé de rosettes ou parcouru de rinceaux en gammes de tons nuancés. G. Alpais attache son nom à ce style. Avant la fin du xiie siècle, les officines limousines fortement organisées exportent par dizaines reliures, croix et châsses jusqu'aux confins de la chrétienté, en Sicile, à Novgorod, à Trondheim.

Calice d'Ardagh

L'art byzantin joue le même rôle d'initiateur dans les ateliers d'émailleurs septentrionaux. L'esthétique méditerranéenne stimule l'expérience plastique qu'ils avaient d'ailleurs héritée des bronziers carolingiens de Lotharingie ; elle les entraîne même à abandonner les tons unis de la palette orientale pour enrichir leurs gammes de valeurs opacifiées et granulées, fondues en un modèle pictural des volumes ; les parois dorées, espacées, soulignent les seuls profils essentiels. Le mode concret du relief repoussé s'allie au mode abstrait des couleurs pour dépeindre figures isolées, végétations ou diaprures paradisiaques, saintes histoires. On ne peut dater d'œuvre antérieurement aux années 1130-1140 (chef reliquaire du pape Alexandre). Les grands foyers de cet art, ateliers, trésors ou chantiers, sont, dès avant 1150, Huy, Liège, Stavelot, Maestricht en Lotharingie, Cologne, et peut-être Salzbourg en Allemagne, Saint-Denis en France. Les maîtres, Godefroy de Huy, Eilbert et Fredericus de Cologne, et bien d'autres aujourd'hui oubliés, exécutent des autels et des grandes châsses sur commandes venant des princes de l'Église, tel Suger, dont certains furent eux-mêmes artistes à l'occasion, ainsi Wibald à Stavelot. Ces grands abbés, patrons actifs, décident ou même inventent les programmes iconographiques nouveaux inspirés par les théologiens, Honorius d'Autun ou Rupert de Deutz. Une pensée dogmatique organise en système de correspondances les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament ; une typologie originale a pris naissance dans ce milieu et orchestre toutes les images, qu'il s'agisse de visions ou de scènes narratives, choisies dans l'Écriture, la liturgie ou la vie des saints (châsse de saint Héribert à Deutz, Cologne).

Une nouvelle vague de curiosité, suivie vers 1180 d'une assimilation féconde des données classiques offertes par l'art byzantin contemporain, est mise en œuvre par Nicolas de Verdun (ambon de Klosterneuburg). Sa puissante personnalité a déclenché la révolution, qui, entre Seine et Rhin, bouleverse les normes romanes pour faire fleurir le premier art gothique. Le regard que les artistes se sentaient autorisés à porter sur le monde créé, jusqu'alors contraint par des formules, est désormais libéré ; il entraîne l'éclatement des canons antérieurs. Les motifs autoritaires sont dissous au bénéfice de relations organiques des corps, qui évoluent comme inspirés par la connaissance de l'« intelligible », la vérité révélée ; mais, mus par une énergie autonome, doués d'une grâce sévère, ils annoncent le nouveau classicisme. Ainsi l'émaillerie, art précieux, prélude au destin de la statuaire monumentale, telle qu'elle s'épanouit au XIIIe siècle dans les chantiers d'Île-de-France.

Cependant que l'art septentrional s'étiole au XIIIe siècle, l'artisanat méridional prospère encore en s'industrialisant. Les ateliers de Limoges, véritables manufactures, inondent le marché européen de leurs productions et vont même essaimer en Toscane, à Rome, en Sicile, en Catalogne. Mais, petit à petit, on ne laisse plus à l'émaillage qu'un moindre rôle dans l'« œuvre de Limoges » : il sert à tendre un écran ornemental derrière des figures repoussées en demi-bosse et dorées, en particulier sur les tombeaux d'apparat dont Limoges se fait une spécialité ; les « émaux » donnent même leur nom aux partitions colorées des écus qui timbrent les décorations généalogique et héraldique, dans cette phase de codification du blason.

Le Paris de saint Louis devient le plus grand marché européen d'arts précieux. Sous Philippe le Bel, il attire les Limousins, les Flamands, les Rhénans ; sous l'impulsion de patrons tels que le roi ou sa parente, Mahaut d'Artois, un Guillaume Julien donne un regain de faveur aux émaux cloisonnés sur or, tels qu'ils survivaient en Italie du Sud, à Venise, simples chatons à rinceaux menus à l'usage du joaillier.

V - Les émaux translucides de basse-taille et le Trecento



Les républiques toscanes, avant l'aube du XIVe siècle, Pise d'abord avec les Pisani, Sienne, Pistoia, Florence ensuite, recueillent tous ces héritages techniques ; mais elles les élaborent en un art nouveau : l'émaillerie translucide sur argent de basse-taille triomphe dans les années 1330. Sur les plaques d'argent, on guilloche et on hachure des dépressions légères, on prépare en creux les ombres et les lumières qui vont modeler les voiles d'émail translucides en épaisseur. On compose les reliefs et les volumes en relation organique dans la profondeur d'un espace cohérent, celui du Trecento triomphant. Ugolino di Vieri exécute, en 1338, le reliquaire du corporal miraculeux de Bolsena, pour la cathédrale d'Orvieto, chef-d'œuvre de l'émaillerie gothique, où s'unissent la peinture et la sculpture exécutées dans la lumière colorée du vitrail. Venus de Toscane, des émailleurs qui pratiqueront leur art jusqu'aux abords du xvie siècle s'installent dans toute la péninsule, et, dès le temps de Clément VI, à la cour pontificale d'Avignon.

Ils ont pu y rencontrer leurs confrères transalpins, car on travaille aussi sur basse-taille à Paris, à Londres, à Constance, Bâle et Cologne, à Gérone et à Valence, en réservant le champlevé et l'émail opaque aux détails. Mais ces artistes ne parviennent jamais à franchir, à la suite des Siennois, le seuil qui sépare l'enluminure de la peinture, la ciselure de la sculpture, même lorsqu'ils travaillent, pour le roi Charles V, sur l'or massif (Royal Gold Cup, Londres).

VI - Les émaux peints à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance

Des joailliers travaillant pour les cours princières de Bourgogne, de Berry et de France aux environs de 1400 remettent en honneur un procédé oublié depuis l'époque hellénistique, l'émail en glaçure sur or de ronde-bosse ; cet émail, surtout blanc mat, avec des rehauts de couleurs translucides, est une lumineuse polychromie sur une sculpture précieuse en miniature. Les joailliers l'associent aux variantes raffinées des deux techniques traditionnelles, le cloisonné pour les chatons « de plique à jour », le champlevé pour les inscriptions et meubles héraldiques. Les mêmes princes patronnent aussi tel émailleur flamand, un neveu des Limbourg peut-être, qui fit passer de l'enluminure à l'émaillerie la délicatesse du camaïeu blanc et or sur noir bleuté.

Cet effet sera connu à Venise au milieu du XVe siècle avec un répertoire animalier caractéristique. C'est en Italie, auprès de Filarete, que Jean Fouquet dut acquérir cette technique (autoportrait, vers 1452, musée du Louvre) qui, acclimatée aux bords de Loire, se situe au point de départ de la Renaissance limousine.

Fidèle à son génie industriel, après une éclipse d'un siècle et demi, Limoges nourrit, de 1470 environ à la fin du XVIIIe siècle, nombre de dynasties d'émailleurs. Les premiers transposèrent les gravures sur bois et les estampes allemandes et italiennes ; leur palette devient plus intense et s'adjoint le camaïeu pour traduire les compositions maniéristes sous le pinceau des Penicaud, des Reymond, des Martin Didier, des Court. Léonard Limousin, peintre de François Ier à Fontainebleau, émaille aussi des portraits à la manière des Clouet. Limoges continue de fabriquer pour l'Église des retables et des triptyques, pour la cour de la vaisselle d'apparat émaillée sur ses deux faces ; elle fut si recherchée que des orfèvres d'Augsbourg la montèrent en vermeil pour Fugger.



Jean Fouquet, peu après 1451

Médaillon de cuivre, émail noir, camaïeu d'or. Élément de la bordure du diptyque de Melun.
Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art, Inv. OA. 56 © photo RMN - Chuzeville

Le médaillon comportant l'autoportrait du peintre, encadré de son nom, "Joh[ann]es Fouquet", est enfermé dans un cadre ancien de cuivre doré. Ce médaillon était probablement incrusté dans le cadre du diptyque de Melun.

Côté face, le disque de cuivre est couvert d'un émail bleu sombre, épais et brillant, apparemment d'une matière moins lisse sous le manteau, sans doute pour créer une modulation dans les plis. La peinture à l'or, présente sur les lettres du nom et la silhouette, a été posée directement sur l'émail sombre, avec deux couleurs bien distinctes : un or jaune et une poudre métallescente à reflet rouge qui semble recouvrir le précédent dans les zones sombres, comme par exemple la frange de cheveux et la partie de la joue gauche laissée dans l'obscurité.

C'est cette alternance d'ors de tonalités différentes, appliqués par longues hachures au pinceau, qui crée l'effet de "camaïeu d'or". Un fin travail d'enlevage à l'aiguille fait ressortir l'émail sombre au niveau des sourcils, des paupières et de la pupille, de la base du nez, de la bouche, de l'intérieur de l'oreille et des poils de la barbe, ainsi qu'à l'intérieur du col et dans l'échancrure du vêtement.

Le médaillon a fait l'objet d'une restauration à la partie supérieure du bonnet, très aisément perceptible car elle est cernée par une craquelure blanche. 

VII - L'émaillerie décorative des orfèvres et joailliers classiques

Partout ailleurs qu'à Limoges, l'émaillerie devient, de la fin du XVIe au XVIIIe siècle, un art des cours et des capitales européennes. Vaisselle de luxe, objets de toilette, bibelots et vases, cadres et montures requièrent partout son emploi en toutes techniques. Benvenuto Cellini s'en fait le praticien et le théoricien maniériste. La Renaissance allemande remet en honneur le champlevé, traité en or, en argent, et en émaux translucides (bouteille d'or de l'archevêque de Salzbourg, Wolf Dietrich, à Florence). Nuremberg, Munich, Augsbourg, Prague, Vienne, Hambourg associent grotesques et mauresques à la plastique en métal précieux. À Londres, on met au point l'exquis émail en résille sur verre : toutes les virtuosités sont en compétition pour la somptuosité et l'inédit dans l'ornement. Un parallélisme s'établit avec la décoration céramique ; les particularités des écoles de peinture se reflètent dans les émaux : la Hollande se spécialise dans le monde floral, les Bavarois dans les scènes allégoriques et mythologiques. Les chinoiseries se multiplient avec le rococo, qui trouve dans l'émail la délicatesse et le brillant voulus pour sa fantaisie. Mais, au milieu du XVIIIe siècle, l'apparition de la porcelaine avec son décor peint fait tomber l'émail en désuétude.

Au XIXe siècle, Fabergé, à la cour impériale moscovite, ressuscite pour un temps les splendeurs byzantines, tandis qu'en Occident l'émaillerie tombe dans le domaine du pastiche archéologique et de l'histoire de l'art. Après une brève floraison dans l'art nouveau, elle se cherche un peu partout en Europe de nos jours. Seules la Haute Joaillerie, l'horlogerie et la bijouterie haut de gamme perdurent cette technique de décoration difficile, inaltérable et raffinée.